Le populisme à l'heure des gilets jaunes
Aux Sources
Chantal Mouffe
Ca y est, nous y sommes. Elle est venue. Je ne sais pas s’il s’agit d’une insurrection. C’est probablement plus et moins que cela. C’est en tout cas une mobilisation. Belle et impure. Inattendue et terriblement prévisible. Forte de ses faiblesses, et réciproquement. Celles et ceux qu’on ne voyait pas en manif, ou qu’on voyait peu, trop peu, ont fini par prendre la rue, ou plutôt la route, l’autoroute, le rond-point, puis, apprenant à une vitesse folle, par prendre la préfecture, le centre commercial, la raffinerie. Et même l’Elysée, s’ils n’avaient pas trouvé 8 000 policiers sur leur chemin. C’est une mobilisation populaire – si l’on se fie à sa composition sociologique – et populiste – si on entend par là un discours contre les privilèges des élites et non, comme le disent ces élites, une remise en cause de la démocratie. D’ailleurs, comment les gilets jaunes pourraient-ils remettre en cause une chose qui n’existe pas, qui n’existe plus ? Car, comme le souligne Chantal Mouffe dans Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 2018), nous sommes entrés dans l’ère de la post-démocratie. La démocratie a été vidée de sa substance par quatre décennies de privatisations, de délocalisations et de dérégulation financière. Les élites ont fait sécession. Elles ont brisé le compromis qui les liait au reste de la société. Qu’en de telles circonstances le peuple se révolte, en votant pour des populistes de droite, des populistes de gauche, ou en se mettant lui-même en action, c’est de la légitime défense, une réaction démocratique à la dérive oligarchique.
Mais, puisque l’on vient de rapprocher populisme de gauche et populisme de droite, peut-on vraiment considérer que le second est l’expression d’une « demande démocratique », fût-elle formulée maladroitement, parce qu’elle attribue à l’immigré la responsabilité qui incombe aux banquiers ? Les électeurs lepénistes sont-ils des victimes de la mondialisation, dont il convient d’écouter les souffrances, ou simplement des racistes à combattre ? Et n’est-ce pas faire un cadeau inespéré au Rassemblement national que de le qualifier de « populiste », ce qui laisse sous-entendre que Marine Le Pen serait réellement du côté du peuple, et ce qui évite de désigner ce parti avec les mots qui fâchent (« raciste », « extrême-droite », « fasciste ») ? Enfin, introduire la Marseillaise et le drapeau tricolore en meeting, est-ce arracher à la droite le thème mobilisateur de la nation, ou est-ce apporter de l’eau au moulin des identitaires ? Ici – comment analyser et endiguer la montée de la droite radicale ? – se situe mon désaccord avec Chantal Mouffe. Nous en avons débattu, ainsi que du rôle du leader charismatique et de la possibilité de la démocratie directe.
Pour le reste, je souscris largement à ses analyses, et je les considère parmi les plus stimulantes de notre époque. Mais de quelle époque s’agit-il, justement ? Les gilets jaunes sont le symptôme d’un « moment populiste » dont Chantal Mouffe a saisi les caractéristiques essentielles : crise de l’hégémonie néolibérale, montée du populisme de droite, urgence d’articuler les différentes luttes d’émancipation, nécessité de mettre un pied dans les institutions et un pied en dehors. De ses réflexions, je retiens trois aspects. D’abord, la politique est en grande partie une question d’affects : si des riches votent à gauche et des pauvres à droite, c’est la preuve que les intérêts matériels et les arguments rationnels ne déterminent pas à eux seuls les comportements politiques. Deuxièmement, la nécessité d’articuler les luttes sans les hiérarchiser, afin d’éviter le double écueil de l’éparpillement et de l’ouvriérisme. En ce sens, le populisme prôné par Chantal Mouffe consiste à faire toute sa place au féminisme, à l'antiracisme et à l'écologie et non, comme le pensent de trop nombreux détracteurs et défenseurs de Mouffe, à reléguer ces luttes derrière celle contre l'exploitation salariale. Enfin, le caractère illusoire d’un consensus absolu et universel car, en politique, la constitution d’un « nous » suppose toujours l’exclusion d’un « eux » ; toute la question étant alors de savoir si, pour que le peuple se constitue en sujet collectif (le « nous »), il se donne pour ennemi (« eux ») les « immigrés », les « assistés » ou l’« oligarchie ».
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal